« Om-ura », de l'extérieur vers l'intérieur
Kuroda senseï, quand se mêlent visible et invisible |
Omote et Ura désignent en Aïkido deux façons différentes de réaliser une même technique. La version Omote consiste généralement à passer « devant » le partenaire et la version Ura « derrière ».
Cette
catégorisation est un peu simpliste et l'on comprend aisément que
certaines techniques peuvent être très différentes qu'elles soient
exécutées en version Omote ou Ura, au point de sembler faire appel
à des principes différents (Nikyo ou Iriminage constituent de tels
exemples).
Cela
pose d'emblée la question de la pertinence d'une telle distinction.
Dans
les koryus
Comme
bien souvent, la lecture du passé nous éclaire. Dans la plupart des
koryus (anciennes écoles traditionnelles), la distinction Omote /
Ura ne porte pas sur la manière d'exécuter une technique, mais sert
à catégoriser les différents katas.
Les
katas Omote sont les premiers enseignés. Généralement, ils
comportent un grand nombre de mouvements et sont parfois destinés
aux démonstrations. Ici le terme japonais, Omote, prend tout son
sens : il s'agit de la face que l'on montre à l'extérieur, en
l'occurrence aux personnes étrangères à l'école.
A
contrario, les katas Ura concernent un niveau de pratique plus
élevé et sont donc plus courts, puisque les principes nécessaires
à leur réalisation sont condensés. Ici aussi, le terme Ura est
judicieux : il s'agit de l'aspect caché.
Ainsi,
on peut tout à fait réaliser une technique Omote avec un niveau de
pratique Ura ou une technique Ura avec un niveau Omote.
Identifier
les niveaux de pratique pour progresser
Pourquoi
les créateurs de l'Aïkido « moderne » n'ont-ils pas
repris cette distinction de niveau de pratique ?
On
peut supposer que dans la dynamique d'ouverture de la discipline au
plus grand nombre, ils n'ont pas voulu exacerber ce qui pouvait
différencier les pratiquants en nommant les diversités de niveau,
mais plutôt souligner ce qui les rassemblaient.
La
division, plus ou moins artificielle, de l'Aïkido moderne en Omote
et Ura a pour fonction de nommer des variations, tout en lissant les
différents niveaux de pratique qui peuvent exister.
Même
si inconsciemment les pratiquants le savent bien, il n'est pas
explicité dans notre curriculum que certaines techniques
correspondent à un niveau plus avancé.
C'est
peut-être dommage : la mauvaise compréhension des différents
niveaux de pratique empêche de progresser. En effet, penser que l'on
doit être capable de réaliser un mouvement de niveau supérieur
alors qu'on est débutant est un bon moyen d'être découragé… ou
de passer en force et donc d'hypothéquer sa progression future.
« Om-ura »
Identifier
deux versions opposées d'une même technique, en les nommant Omote
et Ura, représente néanmoins un intérêt : définir deux
extrêmes afin de couvrir un spectre de possibles. En effet, en
situation d'application il est très probable que le « cas
d'école » ne se produise pas. En revanche, une variation de ce
dernier est plus envisageable. C'est ainsi que l'on pourrait imaginer
appeler des techniques « om-ura » ou « ur-ote »,
lorsqu'elles n'appartiennent pas clairement à un extrême ou
l'autre.
Après
tout, on peut faire ce que l'on veut à partir du moment où l'on
sait ce que l'on fait. Nommer les choses est un moyen aisé de les
différencier, mais cela les fige parfois aussi…
On
notera que les pratiquants de koryu ne s'encombrent pas de telles
considérations : on peut envisager de n'apprendre la technique
que d'un seul côté, selon un seul angle et tout à fait comprendre
que celle-ci peut s'effectuer de l'autre côté mais selon d'autres
angles dictés par la situation. Il est vraisemblable que le
développement de l’aïkido moderne, progressivement influencé par
une approche « commerciale et sportive », soit à
l'origine de la multiplication des variations.
Et
en Shiatsu ?
À
mon sens, le Shiatsu n'explicite pas des notions telles que Omote et
Ura. Toutefois, si l'on étudie la discipline en détail on
comprendra que cette distinction existe. Le premier stade
d'apprentissage, le stade Omote, consisterait à apprendre le kata :
comment se placer et où presser.
Bien
sûr, cette façon de procéder produit déjà des résultats
intéressants. Malheureusement se cantonner à cela nous fait passer
à côté des aspects les plus profonds de la pratique. Ce premier
stade n'exclut pas, à mon sens, la connaissance intellectuelle des
principes « profonds » (yin/yang, cinq éléments, etc.).
Le
stade Ura, quant à lui, traite davantage
de la façon de faire vivre pleinement la forme. Il ne s'agit
plus de se demander où se placer, où presser (même si ces
capacités doivent rester présentes), mais de questionner le rôle
de l'esprit. En somme : où vont nos pensées quand nous
pratiquons ?
L'attention
que nous portons à notre corps et à celui du patient, le regard
que nous avons sur lui, vont influencer la qualité du mouvement de
manière quasi imperceptible mais qui suffira à faire toute la
différence entre un toucher juste et un « simple »
massage.
O senseï, dans une expression similaire |
Intérieur
– extérieur
On
peut alors se poser la question suivante : comment passe-t-on de
Omote à Ura ? Comment passe-t-on du visible au caché ? De
l'externe à l'interne ?
Peut-être
que le simple fait de nommer ces deux extrêmes empêche finalement
de passer de l'un à l'autre...
Ce
qui est dit « interne » est par essence caché, donc
difficilement transmissible. Les mots pour en parler expriment une
différence de nature ; c'est ainsi que le fossé qui nous
sépare de nos maîtres semble infranchissable. Mais peut-être ne
s'agit-il que d'une différence de degré ! Une différence
de degré tellement
importante qu'elle semble être une différence de nature.
En
Aïkido, il est d'autant plus difficile de définir ce que l'on
entend par « interne » que ce terme est rarement employé
ou explicité ; a
contrario, certains
arts chinois décrivent précisément les sensations
provoquées par un tel travail. On pourrait cependant définir le
travail interne comme une pratique faisant appel à toutes les
ressources disponibles de l'individu. Cela peut inclure les muscles,
les os, les tendons, les muscles profonds, la pensée, les émotions,
etc.
Cela
reviendrait à dire que l'interne est « juste » une
version plus fine du travail externe… Après tout, le Taï Chi
Chuan, réputé pour son apparente douceur et sa lenteur, est issu
des techniques du temple Shaolin, qui semblent, par opposition,
« dures » et externes.
D'autre
part, le caché n'est pas forcément invisible. Un œil attentif
percevra les signes délicats
d'un travail dit « interne ». Un léger changement dans
la posture, une simple extension des doigts, un millimètre à
gauche ou à droite, peuvent nous renseigner sur la nature du travail
en cours.
À
titre d'exemple, en ce qui concerne le Shiatsu, on pourrait
différencier trois types de pression (il en existe certainement
plus, mais réduisons leur nombre pour les besoins de la cause !).
Au
premier stade, le praticien presse « mécaniquement » en
utilisant sa structure.
Au
deuxième stade, il imagine presser, mais retient son mouvement. Le
toucher devient plus profond car il est réalisé par des
micro-déplacements (ceux que l'intention de presser a induit).
Au
troisième stade, le praticien imagine presser, mais il ressent
également les sensations qu'il aurait s'il le faisait pleinement. Ce
stade ressemble au précédent, à ceci près que la visualisation
est plus forte et l'effet produit également.
Certes,
il est plus facile de sentir
cela en Shiatsu, où le travail peut être lent et où les
pratiquants sont souvent à la recherche de sensations alors qu’en
Aïkido, où le travail est plus rapide et où les adeptes cherchent
généralement à « faire », la chose s’avère
proportionnellement plus compliquée. Mais… rien n'empêche
d'effectuer sa technique d'Aïkido plus lentement ou les yeux fermés
afin de percevoir ce qui est à l’œuvre !
In-Yo
Taïjitu, symbole du yin et du yang |
Cette
considération sur l'existence de deux extrêmes amène
inévitablement une réflexion sur les deux grands principes Yin et
Yang (In et Yo en japonais). Pour mémoire, on définit le Yin comme
l'aspect caché (Ura ?), sombre, froid, passif, profond, centrifuge,
féminin des choses ; là où le Yang représente leur aspect
visible (Omote ?), lumineux, chaud, actif, superficiel, centripète,
masculin. Gardons-nous de toute conclusion machiste hâtive, le
dicton nous rappelle qu' « une femme qui travaille est plus
yang qu'un homme qui dort ».
Comme
nous le rappelle le motif du Taijitu, le yin et le yang sont
complémentaires et il existe toujours de l'un dans l'autre. En
détaillant ledit symbole on s'aperçoit également que l'un est à
son maximum lorsque l'autre est à son minimum. La théorie des cinq
éléments, ou cinq transformations, détaille le passage du yin
extrême au yang extrême en s'appuyant sur le cycle des saisons. Le
moment le plus yin de l'année correspond donc à l'hiver, période
de repli sur soi ou d'hibernation (élément Eau) ; vient
ensuite le réveil du yang avec le printemps, période
d'extériorisation (élément Bois) ; arrive alors le moment le
plus yang de l'année : l'été (élément Feu) et s'ensuit
l'automne (élément Métal), puis l'hiver à nouveau. Le cinquième
et dernier élément de ce cycle est symbolisé par la Terre que l'on
place alternativement au centre (comme un pivot autour duquel
les saisons s'articulent) ou entre le Feu et le Métal afin de
l'inclure dans les cycles d'engendrement et de contrôle (l'Eau donne
naissance au Bois, le Feu fait fondre le Métal, etc.).
Alterner les
démarches pour grandir
L'image
est galvaudée, mais il est tout de même intéressant de rappeler
que le passage du yin au yang est cyclique. Pour les pratiquants cela
correspond à l'idée que l'évolution, la progression se fait aussi
en alternant les types de travail. Ainsi, pendant un temps la
pratique peut être de type yang, dynamique, rapide ; pour
devenir de type yin quelques temps plus tard, en étant plus lente et
profonde. Il me semble que
c'est un cycle d'apprentissage cohérent que d'alterner deux types de
travail. Cela correspond aussi à une logique martiale (ou
thérapeutique) que d'être capable de répondre par une chose ou son
contraire à la personne qui nous fait face, selon ce que la
situation nécessite. En un mot : s'adapter.
Omote
et Ura représentent donc pour moi le sens du kata : l'étude de
situations extrêmes, théorisées, permettant de cultiver des
principes nécessaires à une fine adaptation au réel.
De
la même manière que l'on dit que le yin nourrit le yang et que le
yang protège le yin, la pratique de type Ura et le travail de type
Omote s'enrichissent mutuellement.
Il
est évident que chacun aura une préférence de travail, en fonction
de sa personnalité et de son vécu. Gardons à l'esprit que
pratiquer une « voie » c'est aller au-delà de ce qui
nous est facile et spontané...
Quelques
pistes...
Sans
prétendre détenir toutes les clés qui permettent de passer d'un
travail de « type Omote » à un travail de « type
Ura », voici quelques éléments qui permettent de s'interroger
sur sa pratique :
-
est-ce que ma pratique m’est douloureuse ?
-
est-ce que mes techniques ne fonctionnent qu'à grande vitesse ?
-
est-ce que j'emploie une grande quantité d'énergie musculaire ?
-
est-ce que mes articulations ou celles de mon partenaire entrent en
butée lors de l'exécution du mouvement ?
-
est-ce que je prends conscience de l'espace-temps qui se situe avant
le début d'une technique ?
-
où est placée mon attention lors du mouvement ?
-
est-ce que je ressens ce qu'il faudrait améliorer ?
La
liste est loin d’être exhaustive…!
Un
point c'est tout !
Le
point Vésicule Biliaire n°21, alias VB21, encore connu sous le doux
nom de « puits de l'épaule », est situé à mi-distance
entre la septième cervicale et l'acromion, au milieu du trapèze. Ce
point, souvent douloureux à la pression, est employé pour des
tensions dans les épaules et la nuque. Il est déconseillé de
l'employer en cas de grossesse puisqu'il est considéré comme
abortif étant donné qu’il stimule l'ouverture du col de l'utérus…
Cet Article est paru dans Dragon Magazine Spécial Aïkido n°11 : "Omote / Ura : le visible et l'invisible".