Utiliser la force de l'adversaire...
« En Aïkido, on utilise la force
de l'adversaire » : cette expression, employée à
outrance pour présenter notre discipline aux néophytes, est devenue
galvaudée.
Si l'idée, derrière cette sentence,
n'est pas tout à fait fausse, il faut néanmoins préciser quelques
éléments...
Qu'est-ce que la force ?
Détaillons tout d'abord la notion de
force. S'agit-il de force pure ? De force-endurance ? Ou
d'explosivité ?
La définition stricte de la force
est : la capacité à effectuer un travail. Quelqu'un qui
soulève x kilos est fort pour soulever ces x kilos. Quelqu'un qui
soulève plus lourd est plus fort.
La puissance est la capacité à
exercer de la force dans un laps de temps court. Quelqu'un qui
soulève aussi lourd qu'un autre, mais plus rapidement est plus
puissant.
Posséder une force-endurance plus
élevée, c'est soulever aussi lourd qu'un autre, mais plus
longtemps.
Cela est relativement simple à
comprendre. En revanche, les choses se complexifient lorsque l'on
réalise que la force ne concerne pas uniquement le développement
musculaire.
Pavel Tsatsouline, une référence
mondiale concernant le développement de la force, le dit
simplement : la force est une compétence. Compétence d'aligner
correctement ses segments pour transmettre correctement le travail
des muscles, mais aussi compétence de contracter les muscles
nécessaires au bon moment. Bien entendu cela n'exclut pas le
développement musculaire. Être fort cela s'apprend et se cultive.
En Aïkido
« Aligner ses segments,
contracter ou relâcher ses muscles... » cela ressemble
étrangement au travail que l'on effectue lors d'un cours d'Aïkido...
Cela signifie-t-il que l'Aïkido vise à développer la force ?
Cela dépend... Cela dépend de comment on pratique. Si le partenaire
(Uke) travaille de manière statique, en figeant sa position, en
serrant fortement les poignets, en résistant à un mouvement dont il
connaît la direction... Alors oui, le travail de Tori va consister à
développer de la force pour surpasser cette contrainte.
Certes, il ne s'agit pas du même type
de force que celui développé dans les salles de musculation. Le
travail est plus spécifique, mais il s'agit tout de même
d'apprendre à aligner ses segments, à trouver à quel moment
contracter ou relâcher tel ou tel muscle, etc. Et au final, lors de
l'apprentissage, le corps se renforce et se développe, au niveau des
muscles, des tendons, du système nerveux.
C'est un travail envisageable et
l'Aïkido est pratiqué ainsi dans beaucoup de Dojos.
La limite de cette approche est double.
Premièrement, en abordant les choses uniquement par le biais de la
force (qu'on appelle « ki » afin d'éveiller un
imaginaire de fantasmes), on ne peut pas vaincre plus fort que soi.
Dans le cadre d'un Dojo cela n'est pas trop gênant puisque le
professeur qui propose ce genre de travail est souvent plus fort que
ses élèves. Et s'il arrive qu'un élève soit plus fort que son
professeur, il accepte généralement de laisser son enseignant
réussir son mouvement car, après tout, c'est le prof. Donc le
professeur qui propose ce genre de travail, « en force »
(et cela peut être réalisé de manière fine), se retrouve rarement
dans une situation au sein de laquelle il est mis en échec. Il a
donc peu d'occasion de percevoir les limites de son approche. Qui,
encore une fois, même si elle reste théoriquement limitée, peut
tout à fait fonctionner dans la majorité des cas.
La seconde limite, c'est qu'envisager
le combat uniquement sous l'angle de la force consiste à oublier un
élément essentiel : le combat c'est le mouvement ! Si le
faible peut vaincre le fort, c'est parce qu'il compense largement par
ailleurs... en bougeant intelligemment !
Comment
bouger intelligemment ? En utilisant la force de
l'adversaire !
D'où provient la force de
l'adversaire ? De son attaque. Comment une attaque est-elle
forte ?
En étant rapide...
En physique, l'énergie mécanique,
celle produite par l'attaque répond à la formule suivante :
Énergie mécanique = Énergie
potentielle + Énergie cinétique = (masse x hauteur de chute x
constante gravitationnelle g) + ½ masse x vitesse de frappe²
En d'autres termes l'énergie produite
par l'attaquant est liée à sa masse, à la hauteur de laquelle
l'attaque « tombe » (dans le cas d'une coupe c'est assez
explicite) et... à la vitesse.
La vitesse étant au carré, elle est
un facteur prépondérant, par rapport à la masse. À
masse égale, une vitesse légèrement supérieure produit beaucoup
plus d'énergie.
Que les choses soient claires : à
vitesse équivalente, un bras plus lourd emmagasinera plus d'énergie,
c'est évident. Mais la vitesse reste prépondérante.
N'oublions pas par ailleurs que
d'autres facteurs, tels que la perception du rythme (Hyoshi) de
l'adversaire et des moments d'ouverture (Suki) peuvent amoindrir le
besoin d'une frappe puissante.
Le coup le plus dangereux n'étant pas
le plus puissant, mais celui qu'on n'a pas vu venir.
La vitesse
Ainsi, la vitesse est un excellent
moyen de produire une attaque puissante. Elle permet également de
surprendre l'adversaire. La dangerosité d'une attaque est liée à
sa vitesse, il est donc logique que ce facteur soit prépondérant
dans le combat.
La vitesse signifie le mouvement. Et
lorsque Uke produit un mouvement celui-ci peut être guidé,
retourné, bref utilisé, par Tori. La sentence : « en
Aïkido, on utilise la force de l'adversaire » serait plus
juste ainsi : « en Aïkido on utilise le mouvement du
partenaire ».
Comment utiliser le mouvement du
partenaire ?
Il y a plusieurs manière d'utiliser un
mouvement. On les classe en trois catégories :
esquiver, puis réaliser une action (go
no sen) ; agir simultanément (sen no sen) ; agir avant que
le mouvement ne se déploie (sen sen no sen).
Qu'elle que soit l'option choisie, il
s'agit de respecter la direction principale de l'attaque et d'agir
sur celle-ci en utilisant une direction non-contradictoire. Et c'est
là qu'intervient la plus grande difficulté : comment savoir si
on effectue un mouvement non-contradictoire, en harmonie (Awase) avec
le partenaire ?
Être plus faible
Si l'on est moins fort que l'adversaire
notre mouvement sera stoppé dès qu'il entre en contradiction. La
sanction sera immédiate et les progrès rapides. En ce sens, les
adeptes plus faibles physiquement sont avantagés puisqu'ils sont
obligés de travailler à s'harmoniser. Au contraire, lorsqu'on est
plus fort que l'adversaire il est parfois difficile de sentir que
l'on ne respecte pas son schéma corporel. Ainsi, les gens
« naturellement » forts sont d'autant plus
impressionnants lorsqu'ils ont l'intelligence de ne pas utiliser leur
force sur des gabarits plus modestes. Ils savent qu'il y a toujours
plus fort et cherchent à développer des compétences
d'harmonisation applicables à tous les corps.
N'oublions pas que pour utiliser la
force de l'adversaire, il faut que celui-ci en possède un minimum et
qu'il consente à l'utiliser lors de son attaque.
À
ce titre, étant donné que nous passons au minimum la moitié
du temps à être Uke, il faut qu'en tant que pratiquant d'Aïkido
nous développions un minimum de force pour pouvoir faire travailler
Tori. Il faut donc être fort pour pratiquer l'Aïkido, ne serait-ce
que pour faire travailler notre partenaire !
Cet article est initialement paru dans Aïkido Journal n° 68
Cet article est initialement paru dans Aïkido Journal n° 68