Appréhender l'inconnu
Voici un article que j'ai écrit il y a un an, en avril 2020, à la demande de Horst Schwickerhath, le fondateur de feu Aïkido Journal. Une bonne partie de ce qu'il contient me semble toujours d'actualité.
Cet article est initialement paru dans Aïkido Journal n°74
Lorsqu'un
événement totalement nouveau et inconnu se produit, il existe tout
un spectre de manières de réagir. À une extrémité nous trouvons
le déni et à l'autre la réaction frénétique. Quand on ne sait
rien du nouvel événement qui nous arrive dessus cela tient de la
chance que de pouvoir, à la fin, se retrouver dans le clan des
« vainqueurs » et s'exclamer orgueilleusement : « je
vous l'avais bien dit ».
Notons
au passage qu'il n'y a jamais vraiment de fin, car une conséquence
est toujours la cause d'un autre événement. Il est ainsi difficile
de juger si une situation s'est résolue positivement.
Notons
également qu'il n'y a pas de « vainqueurs ». S'il peut
sembler naturel de vouloir avoir un avis sur les choses, cela dénote
aussi une forme de faiblesse d'esprit. Avoir un avis permet de se
rassurer, de se donner une identité et confère parfois la sensation
que l'on contrôle quelque chose, alors qu'au fond on ne contrôle
pas grand-chose, voire rien du tout. Celui qui accepte cette évidence
me semble plus avancé dans son cheminement intérieur que celui qui
cherche à tout prix à avoir un avis.
Ainsi,
avec l’épisode actuel du Coronavirus, chacun semble être devenu
un expert en virologie ou encore en gestion de crise.
Ne
sachant pas de quoi demain pourra être fait je me garderai, autant
que possible, d'émettre un avis sur ce qui se passe vraiment ou sur
ce qui va se passera par la suite.
Néanmoins,
comme bon nombre d'entre nous, je suis préoccupé et je me sens
démuni face à cette situation. Et,
à ce titre, cette dernière est très inspirante.
Lorsque
que quelque chose de nouveau arrive, ce qui saute aux yeux, c'est ce
qui rend la situation nouvelle ! On voit immédiatement la
différence avec ce qui est connu. Cette manière de procéder ne
permet pas d'agir efficacement car un long temps d'étude est
nécessaire pour comprendre ce nouvel intrant dans notre univers. A
contrario, se focaliser sur ce qui est similaire à ce que nous
connaissons permet d'agir. Et il me semble que c'est à cela que sont
censés préparer les arts martiaux !
En
d'autres termes : quels sont les grands principes immuables qui
permettent d'avoir une réponse adaptée à toutes les situations ?
Les
priorités
Lors
d'une opposition martiale on ne connaît normalement pas la forme
exacte que prendra l’attaque. Peut-être y aura-t-il un appel
précurseur de cette attaque, peut-être pas. Peut-être y aura-t-il
une arme cachée et peut-être devra-t-on faire face à un angle de
coupe auquel on ne s'est pas entraîné. Face à autant
d'incertitudes, s'il est bien pensé, le système que l'on étudie
doit nous permettre d'intégrer des principes applicables à un
maximum de situations.
On
retrouve ainsi la notion de priorités. S'attaquer à la « tour
de contrôle » (la tête) et à « la colonne vertébrale »
(l'axe autour duquel s'articule la mobilité) est plus important que
de gesticuler pour saisir un poignet.
À
mon sens cette notion de priorité est fondamentale puisque c'est à
partir d'elle que s'articule l'adaptabilité. On le dit, on le
répète, dans les arts martiaux, l’entraînement vise à
développer les capacités d'adaptation. Mais on oublie parfois qu'il
faut savoir à quoi on s'adapte et pourquoi. En ce sens la
priorisation nous permet de nous adapter intelligemment.
On
peut ainsi lire la situation actuelle en termes de priorités. Tout
le monde n'aura pas nécessairement les mêmes priorités, mais ce
canevas de pensées permet de savoir où l'on va et pourquoi. Et cela
présentera l’avantage de faire également baisser le niveau
d'angoisse !
Donc,
d'une certaine manière, le confinement ne devrait pas avoir d'impact
sur notre manière d'envisager l'existence. Les mécanismes de
fonctionnement de la vie sont toujours les mêmes. La situation
actuelle a simplement un effet grossissant sur certains d'entre eux
mais, au final, rien ne change fondamentalement. Cela ne signifie pas
pour autant que nos modes de vie ne seront pas amenés à évoluer
par la suite mais ce changement est en lui-même une constante.
Comment
je vis le confinement
Il
m'a été demandé par la rédaction de parler un peu de mon
expérience personnelle dans cette situation.
Disons-le
d'emblée : j'ai de la chance. J'habite une maison avec un
jardin dans Valence, ville où le soleil est un habitué.
Par
ailleurs, ma situation professionnelle ayant été constamment
changeante au cours des dix dernières années je ne me sens pas
impacté par cette situation inédite. J'ai l'habitude de
l'instabilité.
En
ce qui concerne ce qui nous intéresse, à savoir la pratique
martiale, cela ne change pas grand-chose non plus. Depuis mes 16 ans
je m'entraîne en solitaire dans différentes disciplines. Comme cela
fait maintenant des années, des habitudes se sont créées et il
m'est facile d'occuper mon temps seul.
Pour
autant, cela n'est pas forcément plus confortable d'avoir plus de
temps, comme c'est le cas à l'heure où j'écris. En effet, avoir le
sentiment que notre journée a été productive nécessite une
certaine qualité d'organisation, qualité qui nous fait souvent
défaut. En temps « normal », bon nombre d'entre nous
seraient oisifs sans les contraintes canalisantes que constituent les
obligations extérieures. Être
capable de s'auto-discipliner nécessite une bonne connaissance de
soi. C'est
généralement plus facile lorsqu'on s'attelle à un objectif
vraiment important pour nous.
Concrètement
chaque jour je pratique en moyenne 1h de Yoga, généralement en une
seule session. Selon les jours j'effectue 2 à 3 séances de
méditation de 10 à 20 minutes. Enfin 30 à 45 minutes de
musculation. Pour cela j'alterne deux routines « full-body »
uniquement composées de mouvements poly-articulaires (squat, soulevé
de terre, développé militaire, pompes et tractions lestées).
Généralement je concentre ces séances en un temps assez court,
mais depuis le confinement j'explore d'autres manières de procéder,
en m'entraînant tout au long de la journée par tranches de 15
minutes (m'inspirant du principe « Greasing The Grove » –
popularisé par Pavel Tsatsouline).
Évidemment
il y a des jours où je ne fais strictement rien. Maintenant, je n'en
tire plus de culpabilité, j'essaye de ne plus me battre contre mes
instants de fatigue ou de lassitude.
Pour
moi cette pratique est essentielle. Elle constitue une base
corporelle, mais aussi une base de réflexion pour aborder les arts
martiaux. La façon dont j'aborde l'entraînement en musculation par
exemple est similaire à la façon dont j'aborde la pratique
solitaire en Aïkido. Quels sont mes objectifs ? Quels sont les
moyens que je mets en œuvre ? À quelle fréquence ?
Est-ce que cela fonctionne ? Rien de nouveau sous le soleil :
planifier, faire, analyser, corriger et recommencer. Pourtant il est
beaucoup plus facile de faire cette analyse sur des mouvements
simples comme ceux de la musculation, que pour l'Aïkido qui se veut
traditionnel et souvent encombré d'un fatras d'éléments dont on ne
connaît pas bien la fonction...
La
pratique solitaire de l'Aïkido
Les
pratiquants d'Aïkido ont tendance à penser que seule la mécanique
technique compte. C'est naturel, cette dernière est tellement
complexe qu'elle accapare toute notre énergie et c'est à cela que
nous passons le plus clair de nos entraînements. Malheureusement
pour nous, confinés, l'Aïkido se pratique presque exclusivement
avec un partenaire. Il est souvent difficile pour l'adepte débutant
de se figurer comment s'entraîner seul aux techniques. Bien sûr on
pense déplacements et aux Suburis, mais ce n'est pas suffisant pour
avoir la sensation satisfaisante de pratiquer l'Aïkido...
L'absence
de partenaires met en exergue un problème structurel lié à notre
discipline : pour progresser je dois beaucoup m'entraîner. Or
il est difficile, voire impossible, d'avoir toujours un partenaire
sous la main (même hors confinement). Par conséquent il faut que je
m'entraîne seul. Mais comment faire pour sentir si mes mouvements
sont justes ?
Cette
manière de penser est tout à fait logique mais comprend plusieurs
failles. D'une part ce n'est pas parce qu'on a un partenaire qui
chute ou qui bloque que nos mouvements sont justes ou non. La réalité
est malheureusement plus complexe. Ce qui fonctionne dans un cas
particulier peut ne pas être généralisable. D'autre part est-il
vraiment nécessaire d'avoir le feedback d'un partenaire pour juger
de la justesse de notre mouvement ? Lorsqu'une technique est
correctement enseignée, les directions, le rythme et la sensation
corporelle globale doivent être connus de l'élève, et il doit
pouvoir s'entraîner seul à les reproduire dans le vide.
Bien
entendu, cela dépend aussi de la forme d'Aïkido que l'on pratique !
Si l'on pratique une forme puissante, où l'on a besoin de s'appuyer
sur le corps de l'autre, il va être difficile de s'entraîner seul.
Si au contraire la recherche est de l'ordre de la mobilité il est
plus facile de s'entraîner en solitaire. C'est un des aspects qui
m'avait séduit lorsque j'avais commencé à m'entraîner avec Léo
Tamaki. Je m'étais alors dit : « ah mais là on sait très
précisément ce qu'on doit faire avec notre corps, on peut donc plus
facilement s'entraîner seul ».
La
limite de mon propos est bien entendu le degré de conscience
corporelle de l'adepte. Mais il faut bien commencer par quelque
chose. Réfléchir à pourquoi on fait tel mouvement et quels effets
celui-ci est censé produire dans le corps de l'autre, voilà qui
fait progresser à pas de géant.
Ainsi,
mon entraînement personnel et solitaire en Aïkido consiste à faire
des techniques dans le vide. Non pas pour les répéter, mais pour
chercher comment « ça » doit bouger. Je pense qu'il est
judicieux d'alterner les modes opératoires : aller vite, aller
lentement, faire beaucoup de répétitions, en faire peu, les faire
en se concentrant, les faire machinalement, avec de la musique, en
silence, en les comptant, sans les compter mais avec un temps limité,
etc.
Dans
une telle pratique le sabre ou le Jo trouvent une place de choix. Ils
représentent en quelque sorte le Uke que nous n'avons pas. Pour
autant, il ne faut pas se méprendre, si l'on ne sait pas ce que l'on
cherche, il y a peu de chance de le trouver. À ce titre les Suburis
sont un piège. On peut aisément répéter ces mouvements des
milliers de fois chaque jour, machinalement, sans rien améliorer du
tout. N'oublions pas que le but n'est jamais de faire des efforts, il
s'agit d'obtenir un résultat. C'est pour cela que l'on fait des
efforts, mais ces derniers sont sciemment dirigés.
Il
n'y a pas que la pratique
Cela
étant dit, il ne faut pas oublier que les progrès que l'on peut
faire dans une discipline sont aussi liés à notre conception de
celle-ci. À ce titre, il m'apparaît fondamental de passer du temps
à réfléchir à ce que nous faisons.
En
effet, si nous rencontrons une difficulté sur un mouvement cela peut
être lié à notre niveau, mais aussi à quantité d'autres causes
(le contexte, la manière d'effectuer le mouvement, etc.).
Si
l'on souhaite progresser il est fondamental d'étudier cela en
détail.
Ainsi,
selon les périodes, je passe plusieurs heures par jour à fureter
sur Youtube, à échanger avec mes Senseïs, Sempaïs, Dohaïs et
Kohaïs, ou encore à réfléchir seul.
L'Aïkido
est une discipline assez mal structurée.
Cela
est consécutif du fait qu'elle est issue d'un Koryu dont le cursus
n'a jamais été formalisé pour le combat. En effet, certaines
branches du Daïto ryu comportent jusqu’à 2884 techniques, alors
que dans la plupart des écoles anciennes on n’en trouve
généralement guère plus d’une vingtaine...
Avoir
un cursus restreint que l'on travaille à fond est vital pour le
combat. Avoir trop de techniques à sa disposition c'est avoir trop
de choix et c'est donc un facteur d’incertitude et de
ralentissement. Comme le rappelait Bruce Lee : « je ne
crains pas l'homme qui a pratiqué 10 000 coups de pieds une fois,
mais celui qui a pratiqué le même coup de pied 10 000 fois ».
Ainsi,
le confinement peut aussi être le moment de prendre du recul sur sa
pratique afin de se concentrer sur l'essentiel.
Le
lien avec les élèves
Enfin,
comme beaucoup d'enseignants, je me suis « fendu » de
quelques vidéos pour mes élèves. Ainsi, en moyenne deux fois par
semaine je leur envoie une vidéo de quelques minutes traitant d'une
technique ou d'un exercice. En faisant cela, mon propos n'est pas
d'enseigner, mais de conserver un lien, de les aider à maintenir ce
qu'ils ont appris dans leur tête et de les soutenir dans leur
pratique solitaire s'ils en ont déjà une.
Il
est intéressant d'utiliser les technologies à notre disposition,
mais il faut bien garder à l'esprit qu'elles ne peuvent pas tout
faire. Ainsi les cours collectifs à la façon des « Web
conférences » me semblent moins intéressants. Je trouve
préférable d'aider un élève à devenir autonome dans son
évolution, car une fois le confinement terminé, il sera davantage
acteur de sa progression.
Par
ailleurs, offrir des cours en ligne gracieusement à une large
audience a un double effet négatif sur le long terme.
D'une
part le public s'habitue à recevoir un contenu gratuit et cela rend
difficile la survie des professionnels qui souhaiteraient proposer
des formations en ligne payantes. Au passage on pourra d’ailleurs
remarquer que ces derniers, s'ils sont souvent critiqués pour
monétiser notre art, sont également utiles et nécessaires au
développement de la discipline (Ueshiba Moriheï, Tamura Nobuyoshi,
Yamada Yoshimitsu... n'ont-ils pas été ou ne sont-ils pas des
professionnels ?).
D'autre
part, si l’on n'en a jamais réalisé auparavant, la qualité des
vidéos que l'on peut proposer au pied levé, parce que c'est le
confinement et que l'on s'ennuie, risque fort d’être très
moyenne, autant en terme de contenu que de structure pédagogique ou
de qualité filmique.
Et
puis, cette multiplication de vidéos de qualité plus que moyenne ne
contribuera-t-elle pas à brouiller la communication autour de
l'Aïkido en noyant les initiatives de qualité qui pourraient
contribuer à redonner ses lettres de noblesse à l'art ?
En
bref
Cette
situation est certes inédite. Mais comme d'autres l'ont souligné
avant moi, ne devrait-elle pas simplement nous faire prendre
conscience de manière plus précise de ce qui se joue dans notre
quotidien habituel ? Les initiatives prises dans la
précipitation peuvent être judicieuses, mais doivent aussi
s'inscrire dans une perspective de plus long terme... Car si en
apparence tout change, au fond rien ne change vraiment.
Cet article est initialement paru dans Aïkido Journal n°74